Auteur de «Les Erythréens» (Ed. Rivages), Léonard Vincent livre un diagnostic sans concession sur le régime qu'il considère comme l'un des plus liberticides du monde. Un pays dirigé d'une main de fer par un dictateur de plus en plus paranoïaque
SlateAfrique
- Le régime érythréen est fréquemment accusé de soutenir les shebabs somaliens.
Est-ce une réalité? Comment expliquer cette alliance? Peut-elle
durer?
Léonard
Vincent - Issayas Afeworki est un marxiste-léniniste de formation,
tendance Mao. Dans le maquis, il défendait l'égalité des sexes,
l'affranchissement des traditions archaïques, la laïcité, dans un pays moitié
musulman, moitié chrétien.
Ce
n'est donc pas par affinité idéologique qu'il a soutenu les jihadistes
somaliens. Aujourd'hui, il fonctionne en réalité comme un chef mafieux: les
ennemis de mes ennemis sont mes amis. Il soutient donc, au hasard des
circonstances, tous ceux qui peuvent déstabiliser l'Ethiopie voisine, le frère
ennemi avec lequel il se considère toujours en guerre.
D'autant
que, au passage, il prélève une commission sur le soutien financier des généreux
bienfaiteurs étrangers des shebabs, ce qui lui permet de boucler un budget
exsangue. En vertu de ce principe, il a successivement accueilli et soutenu les
sécessionistes soudanais du Congrès Beja ou du Darfour, les rebelles oromos ou
de l'Ogaden, les maquisards afars de Djibouti, l'opposition armée du Tigré...
Aujourd'hui,
ses liaisons dangereuses avec les shebabs commencent toutefois à coûter très
cher à l'Erythrée, politiquement isolée, financièrement asphyxiée et frappée par
des sanctions décidées par le Conseil de sécurité. Il semble qu'Issayas ait donc
un peu levé le pied récemment.
D'après
le Monitoring Group de l’ONU (Organisation des nations unies), il n'envoie plus
de colonels organiser les brigades islamistes sur le front comme par le passé.
Il a mis en retrait ses services de renseignements qui apportaient un soutien
logistique et financier aux terroristes de la région, a sérieusement freiné les
livraisons d'armes.
Depuis
quelques mois, il semble que l'Erythrée cherche à sortir de l'isolement dans
lequel elle s'est elle-même acculée, par haine des «Woyane», les anciens
rebelles tigréens, aujourd'hui au pouvoir à Addis-Abeba (la capitale de
l’Ethiopie).
Tous
les moyens sont bons, y compris lâcher ses anciens alliés d'un jour. Issayas est
guidé par son intérêt stratégique avant tout: faire partie du problème pour
faire partie de la solution est une garantie de survie de son
régime.
SlateAfrique
- Quel peut être l’impact de la mort du président Meles Zenawi, décédé le 21
août, sur les relations entre l’Ethiopie et l’Erythrée?
Léonard
Vincent - Difficile de le dire à ce stade. Je constate néanmoins que,
discrètement, silencieusement, conformément aux habitudes de ce monde secret
qu'est le monde abyssin, Issayas Afeworki commence à donner des gages
d'ouverture à l'Ethiopie.
Le
jeune premier secrétaire de l'ambassade d'Erythrée auprès de l'Union africaine,
dont le siège est à Addis-Abeba, est allé présenter ses condoléances à la veuve
de Meles Zenawi.
Un
évêque de l'église orthodoxe a affirmé que l'Erythrée était prête à libérer des
prisonniers de guerre éthiopiens... Nous verrons si ces gestes se multiplient.
Quoi
qu'il en soit, Meles Zenawi et Issayas Afeworki entretenaient des rapports
extrêmement complexes, obscurs. Ils étaient réellement deux frères ennemis. On
dit même qu'ils étaient cousins!
La
mère de Meles était Erythréenne et le père d'Issayas un fonctionnaire de
l'empereur Haile Selassié... Mais Issayas est un homme imprévisible, impétueux,
violent. Il est difficile d'anticiper ses gestes ou, parfois, de comprendre ses
calculs.
Les
semaines qui viennent, et notamment la succession de Meles Zenawi à la tête du
gouvernement éthiopien, seront cruciales pour l'avenir des relations entre les
deux pays.
SlateAfrique
- Dans votre ouvrage «Les Erythréens», vous qualifiez le président Issayas
Afeworki de dictateur alcoolique et paranoïaque. Comment expliquez-vous cette
dérive dictatoriale?
Léonard
Vincent - Afeworki est un homme austère et narcissique, impénétrable et
impitoyable. Il change d'humeur, au gré des bouteilles de whisky qu'il avale et
des lourds traitements de son foie malade, qu'il fait régulièrement soigner au
Qatar.
Ce
qui, dans le maquis, faisait de lui un chef de guerre incorruptible et habile,
passe aujourd'hui pour une dureté incompatible avec la souplesse diplomatique.
Issayas Afeworki est un maquisard maoïste, un peu cow-boy, un peu gourou, qui
n'est jamais devenu un chef d'Etat.
Il
mène son pays comme il menait ses combattants des montagnes, avec des raids
éclairs, des positions imprenables, une discipline de fer et une surveillance
généralisée, une paranoïa d'Etat, par peur des infiltrés ou des traîtres qu'il
voit partout.
Il
a passé sa vie à faire de la politique et la guerre, au point qu'il a fini par
s'identifier lui-même à son pays, pour lequel il est monté au maquis à dix-huit
ans et auquel il donne tout son être, sa vie intérieure et sa vie de famille,
depuis bientôt quarante ans.
SlateAfrique
- Sa disparition peut-elle entraîner un changement de régime? Et une
démocratisation du régime?
Léonard
Vincent - Ce qui est sûr, c'est que sans sa disparition, l'Erythrée ne
changera pas. Il est la clé de voûte du pays, du système, des commissaires
politiques et des généraux qui se partagent le pouvoir qu'il leur accorde.
Quant
à parler de démocratie, je ne m'aventurerais pas sur ce terrain-là. Avec ses
camps pénitentiaires bondés de prisonniers politiques, son armée de conscrits
martyrisés, ses familles décimées et déchirées, sa diaspora malheureuse,
l'Erythrée d'aujourd'hui est un pays traumatisé, profondément divisé et très
instable, où la violence est intériorisée et la soif de vengeance refoulée.
Il
faudra une transition adaptée aux réalités locales, patiente et intelligente,
sans quoi la catastrophe prendra simplement un autre visage: celui de la guerre
civile ou d'une autre forme de tyrannie.
Mais
le salut ne viendra de nulle part ailleurs que de la fratrie érythréenne
elle-même. Comme ils se sont libérés tout seuls ou presque du colonisateur
éthiopien, les Erythréens doivent se libérer eux-mêmes de l'hypnose terrifiante
dans laquelle la férocité d'Issayas Afeworki les a plongés. Et s'inventer un
avenir dans le concert des nations.
Propos recueillis par Pierre Cherruau - slateafrique
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