Vous serez certainement surpris, Monsieur le Président, parce que je ne vous y ai pas habitué, que je reprenne la parole après les brillantes plaidoiries de mes avocats. C’est simplement pour me vider du trop plein que je ressens encore en moi au moment où votre auguste Cour va statuer sur mon sort.
Monsieur le Président, on m’a souvent condamné et jeté en prison dans ce pays pour des motifs très discutables. Cette fois-ci on a assassiné ma fille, on m’a condamné et jeté en prison sinon sans motif du tout, du moins pour un motif tout à fait contestable. Comme nous l’avons suffisamment démontré tout au long des débats, les arguments développés par mes bourreaux ne sauraient prospérer même face au simple bon sens.
Vous me permettrez, Monsieur le Président, d’insister sur l’un des aspects sur lesquels le premier juge s’est fondé pour me condamner: la bonne foi. Pourtant elle a été tellement évidente dans notre démarche, Monsieur le Président, que ce premier juge, faute d’argument, a dû me prêter des propos pour justifier sa décision. Si nous étions de mauvaise foi, nous n’aurions pas recoupé cette information avant de la publier; nous n’aurions jamais publié le démenti du cabinet civil que personne, autour du président, n’a cru devoir nous adresser en vertu de la loi. Mais nous l’avons fait pour permettre à nos lecteurs d’avoir aussi cette autre version afin de se faire des idées propres quant à l’information que nous avons publiée. Y a—t-il, Monsieur le Président, meilleure manière de prouver sa bonne foi dans une affaire comme celle qui encombre le rôle de votre Cour aujourd’hui?
Il y a là comme de l’acharnement, Monsieur le Président: acharnement contre ma modeste personne et contre mon journal. Tenez par exemple: en 18 ans d’existence, Le Messager a connu une cinquantaine de procès devant diverses juridictions du pays, mais plus du tiers de ces procès ont été initiés par un ministère public que nous savons téléguider. Je vous fais grâce des multiples saisies de nos publications, des assauts maintes fois lancés contre nos installations ainsi saccagés par les forces de l’ordre, des arrestations arbitraires et autres détentions illégales, des fréquentes menaces de mort s’étendant jusqu’à ma famille, etc., etc., toutes choses qui ont eu de très lourdes conséquences financières, compromettant ainsi le bel avenir qui se dressait devant Le Messager alors appelé à devenir une grande entreprise de presse au sens économique du terme.
Le Messager ayant réussi, au prix du sacrifice de ses animateurs et grâce à la foi de ses géniteurs, à survivre à toutes ces machinations, on veut aujourd’hui utiliser la Justice pour parachever cette sale besogne. Mais je suis certain, Monsieur le Président, que la lucidité qui vous a souvent caractérisé vous évitera le piège dans lequel est tombé votre jeune collègue juge d’instance. Aussi, je reste persuadé que vous ne permettrez pas à l’histoire de consigner votre nom dans ses annales comme celui qui aura maintenu en prison un journaliste qui, en toute bonne foi, a cru devoir faire son travail.
Mais si par extraordinaire vous deviez me condamner, si malgré tout vous devriez me garder en prison pour quelque raison que ce soit, bref si la loi de la force venait à avoir raison de la force de la loi, je ne vous en tiendrais pas rigueur. Comme je n’en ai pas tenu au juge d’instance. Car Voyez-vous, Monsieur le Président, nous sommes tous prisonniers d’un système qui a volé à la Justice son pouvoir d’indépendance, et au peuple ses droits et ses libertés. Dans ce cas, je me permettrais tout de même de vous demander une faveur: m’autoriser à aller me recueillir enfin sur la tombe de ma fille Justice dans mon village à Babouantou. Cela me prendrait juste une journée. Et je reviendrais pour purger tranquillement la peine que vous m’aurez infligée. Sans haine et sans rancune. Et, rassurez-vous, je ne ferais pas de recours dans ce cas.
Voilà, Monsieur le Président, pour ce qui me concerne. Mais comment terminer sans dire un mot sur le sort de mes codétenus? Comment plaider aujourd’hui ma cause en oubliant celle de ces innombrables anonymes avec qui j’ai partagé ces cent derniers jours, et qui n’ont cessé de me répéter:«lorsque vous serez devant eux, n’oubliez pas de leur parler de nos mésaventures judiciaires»? Je vous disais tantôt, Monsieur le Président, que je suis victime d’injustice, voire de cabale. C’est tout à fait exact. Mais à bien y regarder, je ne suis qu’une victime parmi des milliers d’autres. Un cas qui pourrait même paraître mineur à côté de ceux de ces citoyens sans défense et sans voix, à côté de ces pères de famille ou de ces orphelins souvent jetés en prison pour un rien ou pour rien du tout. Et qui croupissent dans des cellules infectes depuis plusieurs années, à la merci de maladies infectieuses, souvent sans jugement ni information judiciaire, et des fois pour s’entendre dire un jour qu’ils sont relaxés purement et simplement pour faits non établis.
Monsieur le Président, j’en appelle très humblement à la conscience des juges afin qu’ils contribuent à humaniser la Justice de notre pays, en ayant la main moins lourde et en se mettant un peu à la place des autres chaque fois qu’ils doivent signer un mandat de dépôt.
Pour le reste, Monsieur le Président, je voudrais m’en remettre à la sagesse de votre auguste Cour.
Source :Camer.be
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