Cameroun : Enoh Meyomesse: «Comment j’ai vécu la torture à la Légion de gendarmerie de Bertoua pendant 30 jours»

Au Cameroun, la loi n'autorise qu'une garde à vue d'une durée de 48 heures renouvelable une seule fois uniquement. Autrement dit, le délai légal de la gare à vue-est ainsi de 96 heures. Mais, à Bertoua, la loi avait été allègrement bafouée. Moi j'ai été détenu en garde à vue pendant 30 jours;

C'est dans la nuit du mercredi 23 au jeudi 24 novembre 2011 que j'ai été déporté à la légion de gendarmerie de Bertoua, à 350 km de Yaoundé, dans l'Est du pays, après mon arrestation à l'aéroport de Yaoundé, la veille. J'y ai découvert, à ma plus grande stupéfaction, une chose effarante que je n'imaginais plus du tout pour mon pays,à savoir la banalisation de la pratique de la torture, tellement le discours officiel rabâche à longueur de journées, les oreilles de la population sur l'évidence d'un «Etat de droit» au Cameroun depuis des années. Il n'y a que les mauvaises langues qui prétendraient le contraire... 

30 jours dans un cachot sans lumière. 
Aussitôt arrivé à Bertoua en pleine nuit aux environs de 3h 30 du matin, j'ai été, sur ordre du colonel Oumarou Galibou, jeté en cellule par les cinq gendarmes qui m'avaient escorté depuis Yaoundé. Il s'agissait en fait d'un minuscule cachot d'une superficie de 6 m2 environ. Celui-ci était situé au sous-sol de la légion de gendarmerie. Il ne disposait d'aucune autre ouverture en dehors de la porte d'entrée. Il était plongé dans le noir total, de jour comme de nuit. On voyait la lumière du jour seulement au bas de la porte qui, à cause d'un défaut de fabrication, ne se posait pas convenablement au sol. J'y dormais à même celui-ci et cohabitais avec mes déjections recueillies dans un seau placé à un mètre cinquante environ de moi. L'odeur dans cette quasi-tombe était pestilentielle. 
Pendant toute la durée de ma détention dans ce cachot de la légion de gendarmerie de Bertoua, je n'ai eu à bénéficier des rayons de soleil que pendant cinq à dix minutes maximum par jour, tout juste le temps de vider mon seau-WC. Je n'en ai bénéficié également que pendant les rares moments où j'étais interrogé par mes enquêteurs. Je suis, pour mon malheur, demeuré dans cette pièce lugubre pendant trente interminables jours. Plus ceux-ci passaient, plus je me rendais compte que j'étais en train de perdre progressivement la vue. Au bout d'un moment, je me suis mis à redouter profondément que le malheureux sort d'André-Marie Mbida, premier Premier ministre du Cameroun et de bien d'autres victimes anonymes de la dictature au Cameroun ne m'arrive; à savoir tomber aveugle en prison. 

4 jours en isolement total. 
Pendant les quatre premiers jours qui ont suivi ma déportation à la légion de gendarmerie de Bertoua, j'ai été placé en isolement total. C'est une pratique qui consiste à maintenir un individu tout seul dans un cachot pendant plusieurs jours, et sans aucun contact extérieur. Il est ainsi totalement coupé du monde. C'est une forme de torture douce, mais ô combien terrible. Au bout d'un certain temps, la personne qui la subit se surprend en train de nouer la conversation avec.., les murs. Elle s'adresse à ceux-ci sans s'en rendre compte. Cela m'est arrivé à plusieurs reprises. Autre syndrome de la solitude en espace carcéral qui m'est arrivé, celui des murs qui font mal au corps. Au bout d'une certaine durée en solitaire entre quatre murs, un être humain a l'impression que ceux-ci se déplacent et viennent d'abord se coller à son corps, puis se mettent à vouloir le broyer. Enfin, ils donnent l'impression d'avoir pris possession de son cerveau et tentent, telle une énorme pince, de le presser. C'est une sensation épouvantable. Il en souffre alors profondément. J'ai connu cela. J'en ai tellement souffert que, au bout du quatrième jour, je m'étais sérieusement mis à craindre d'être atteint de folie... 

3 bains en... 30 jours! 
En trente jours, prisonnier d'Oumarou Galibou, j'ai pu, après d'innombrables supplications, ne bénéficier que de trois bains uniquement. Ce qui correspond à une moyenne d'un bain tous les dix jours. Je puais par conséquent telle une bête. Mes aisselles dégageaient une odeur épouvantable. J'avais la peau qui collait comme si je m'en étais enduit d'une pate visqueuse. Etant donné les différences de température à Bertoua, le jour je transpirais abondamment, et la nuit je gelais littéralement. J'étais parfois obligé de faire des exercices physiques, dans le noir, pour éloigner le froid. J'ai supplié autant que j'ai pu mes geôliers de m'autoriser à me servir d'un drap qui se trouvait dans ma valise, en vain. Pas moyen non plus de me couper les ongles. Ceux-ci se sont rapidement mis à ressembler à ceux d'un corbeau, tellement ils étaient devenus longs et crasseux. 

Bastonnade et hurlements démentiels. 
Pendant ma détention, Oumarou Galibou m'a fait l'infime grâce de ne pas me faire bastonner par ses subalternes. Toutefois, plusieurs personnes ayant séjourné dans ma cellule après ma période d'isolement total n'ont guère connu ce bonheur. 
Certaines l'étaient deux à trois fois par jour. La forme de bastonnade utilisée à la légion de gendarmerie de Bertoua était, tantôt les coups de machette sous la plante des pieds, tantôt la matraque, tantôt les gifles sur le visage. 
La cruauté des gendarmes était telle que l'âge des personnes gardées à vue leur indifférait. C'est ainsi que dans mon cachot avait été projeté violemment un matin, un jeune homme âgé de 17ans, élève en classe de première espagnole au Lycée bilingue de la ville. Accusé de tentative de vol d'une bouteille de gaz, ce qu'il niait catégoriquement, il a été bastonné deux jours durant et me retrouvait toutes les fois en cellule en larmes, après ses séances de torture. Je m'attelais alors à la consoler autant que je pouvais. Ce qui n'était pas une mince affaire, tellement il était désespéré et pleurait à chaudes larmes. Les gifles qui lui étaient infligées étaient si fortes qu'il avait perdu l'usage de l'une de ses oreilles pendant plusieurs jours. Pour sa remise en liberté, ses parents ont été contraints de débourser la coquette somme de cent mille francs CFA (150 euros) exigée comme bakchich à payer à ses «enquêteurs». Le jeune Sébastien Z, âgé de 14 ans, a également connu le même sort. Il a été torturé, à la matraque sous la plante des pieds, deux jours durant. Accusé de vol de moto, il a été maintenu enchaîné aux mains et aux pieds pendant une semaine entière. Pour sa remise en liberté, même tarif: cent mille francs CFA. Deux autres gamins en classe de seconde au Lycée classique de Bertoua et âgés tous les deux de 16 ans, ont également été torturés, à la machette sous la plante des pieds, plusieurs jours durant et leurs familles ont dû également débourser la somme «réglementaire» de cent mille francs pour leur relaxe. 
Le cas d'un jeune homme nommé Kamga mérite d'être souligné tout particulièrement. Accusé de vol, il avait été placé en garde à vue dans une cellule voisine de la mienne et était enchaîné aux mains et aux pieds. 
Lorsque ce jeune homme subissait la bastonnade, les hurlements démentiels qu'il poussait nous glaçaient d'effroi, nous tous qui étions en garde à vue. Ses séances de torture étaient particulièrement longues. Elles atteignaient aisément une heure de temps, voire même plus. Un jour où les gendarmes l'avaient ramené de bastonnade et réintroduit dans sa cellule, il était tombé à la renverse, la nuque la première, et avait perdu connaissance. Ses voisins de cellule s'étaient alors mis à tambouriner à la porte pour faire venir les gendarmes de garde. Comme à l'accoutumée, ceux-ci ont commencé par répondre par des injures. Puis, s'apercevant que le vacarme sur la porte était plus long que d'habitude cette fois-ci, ils s'étaient enfin amenés... 

32 jours enchaînés aux mains et aux pieds... 
Mon ami Song Kanga, pour sa part, a été maintenu enchaîné trente deux jours durant, aux mains et aux pieds. Malgré ses supplications, les gendarmes d'Oumarou Galibou étaient demeurés inflexibles, et lui répondaient invariablement: «les ordres sont les ordres, on ne t'enlève pas les menottes, on ne te les desserre pas non plus...» Ce n'est qu'à quelques jours de notre rapatriement à Yaoundé que les menottes des mains, uniquement, lui ont été retirées. Si moi j'ai pu bénéficier de trois bains en trente jours de détention en garde à vue, lui, en revanche, n'a eu droit qu'a ... un seul en ... trente neuf jours! 
De ce fait, lorsque nous avions été ramenés à Yaoundé pour être présentés au tribunal militaire, son corps exhalait une odeur insoutenable. On aurait dit que celui-ci était en pleine putréfaction. 
De même, mon ami Manda Bernard a été maintenu enchaîné pendant plus de trois semaines, aux mains et aux pieds. Même traitement pour mon ami Ndi Benoît. Il a été maintenu enchaîné aux pieds pendant deux jours, et aux mains pendant une semaine. Il importe de rappeler que dans ces conditions, se soulager dans le seau à pipi est plus qu'un calvaire. 
De même, si déjà dormir alors que l'on n'est pas enchaîné n'est pas chose aisée en cellule, que peut-il alors en être lorsque les mains et les pieds le sont. 
Manda Bernard, après son interpellation, a connu deux autres mésaventures qui auraient pu lui couter la vie. La première. Il a été projeté violemment dans sa cellule, et, celle-ci étant dans le noir, il est allé heurter le mur au fond, la tête en premier. Le choc avait été si violent qu'il s'est écroulé au sol évanoui. Paniqués, les gendarmes ont veillé sur lui toute une nuit durant, d'autant qu'un léger filet de sang s'écoulait de son nez. 

Samedi 12 Novembre. 
Une fois devant le colonel Oumarou Galibou, grand patron de la gendarmerie camerounaise dans la région de l'Est, il a reçu cette mise en garde musclée de la part de cette excellence: «si tu essaies de nier que ce n'est pas toi qui a opéré le braquage, je donne l'ordre à mes éléments de te conduire au fond de la cour et de t'abattre comme un chien en te tirant une balle dans la poitrine. Compris? Emmenez-le...» Il était environ 20h30 mn. Bref, Manda Bernard était déjà coupable avant même d'avoir été interrogé. Il en sera de même pour nous tous. Ndi Benoît se verra ainsi passer les menottes à plusieurs reprises au cours de son interrogatoire pour «refus de collaboration», autrement dit, de «passer rapidement aux aveux complets...» 

30 jours, 36 jours, 39 jours, 42 jours de ... garde à vue !!! 
Au Cameroun, la loi n'autorise qu'une garde à vue d'une durée de 48 heures renouvelable une seule fois uniquement. Autrement dit, le délai légal de la gare à vue-est ainsi de 96 heures. Mais, à Bertoua, la loi avait été allègrement bafouée. Moi j'ai été détenu en garde à vue pendant 30 jours; Ndi Benoît pendant 36 jours; Song Kanga Dieudonné pendant 39 jours; Manda Bernard pendant ... 42 jours !!! Pis encore, en aucun jour, pendant toute la durée de notre internement dans les geôles de la légion de gendarmerie, le procureur de la République n'a effectué une visite à la légion de gendarmerie. S'il l'avait fait ne serait-ce qu'une fois, il aurait, à n'en pas douter, écourté notre calvaire. Il aurait constaté que notre enquête avait été bouclée le dimanche 27 novembre 2011 dans la soirée autour de 20 h, et que, malgré cela, nous continuions à être maintenus en cellule de manière totalement illégale, c'est-à-dire arbitraire. Nous sommes ainsi demeurés au fond de nos cachots, prisonniers du bon vouloir du colonel Oumarou Galibou jusqu'au jour où un journaliste du quotidien privé le «Jour» est venu fouiner à la légion de gendarmerie, le lundi 19 décembre 2011, soit 22 longs jours après la fin de l'enquête nous concernant. 
C'est à travers la presse et à travers elle seule que nous avons eu notre salut, et non de quelle que autorité judiciaire, encore moins administrative que ce soit. Le gouverneur de la région de l'Est, le bien nommé Lélé Lafrique, ne s'est contenté que de venir crâner, face à la télévision qu'il s'était empressé d'ameuter dans le but certainement de montrer combien il travaillait bien, devant les trophées de lutte contre le «grand banditisme» que mes trois compagnons d'infortune et moi constituions pour Oumarou Galibou et lui. Et lui de déclarer, tout fier de lui, à son pote Oumarou Galibou aux anges: «je vous félicite pour le bon travail accompli; grâce à vous, les grandes ambitions de son excellence Paul Biya se portent bien dans la région de l'Est...» 

M. Enoh, faites que l'on vous envoie devant... 
Un matin de bonne heure, le gendarme de garde en m'accompagnant vider mon seau à excréments se rend compte que je suis ébloui par la lumière du jour, et que je ne parviens pas à m'orienter convenablement. Pris de pitié pour moi, il me déclare: «Monsieur Enoh, mais, demandez que l'on vous envoie devant. En prison, vous serez mieux qu'ici. Là-bas, vous aurez un lit. Vous aurez de l'espace. Vous aurez de l'air, et surtout, vous aurez la lumière du jour. Vous sortirez du noir et cesserez de vivre tel un porc-épic dans un trou. Tel que je vous vois, si vous restez encore longtemps ici, vous allez tomber aveugle. Ne restez pas les bras croisés. Protestez. Je ne sais pas pourquoi le commandant de légion vous maintient ici dans des conditions si difficiles, alors que l'enquête est déjà bouclée depuis plusieurs semaines. Je ne comprends pas ce type, il est trop cruel. Ou alors c'est vous qui êtes muets. Parlez. Parlez. Dites quelque chose. Vous savez, toutes les chèvres de la terre, qu'elles soient charnues ou maigres, broutent là où elles sont attachées. Je dis bien toutes, et je sais de quoi je parle. Je veux seulement vous aider Vous les intellectuels, souvent vous ignorez ces réalités...» Jeudi 22 décembre 2011 au petit matin, mes amis et moi avons été chargés dans deux pickups de la légion de gendarmerie. Direction Yaoundé. Fin du calvaire. Fin de la torture... 
Cameroon-info



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