Un jour de rentrée des classes, au début des années 1990 à Paris, Saïd Mahrane reçut comme une gifle l'apostrophe d'un camarade d'origine maghrébine : "Fils de harki !" Le gamin de sixième ne connaissait trop rien à la guerre d'Algérie, pas plus, sans doute, que celui qui avait cru proférer une insulte. "J'étais la risée de la classe. Pour moi, c'était devenu l'Affaire."
La vilenie révéla à l'enfant l'ignorance dans laquelle le tenait son père, Mohamed, sur son passé. Où était-il pendant la guerre ? Kabyle taiseux, Mohamed éludait les questions de son fils.
Au prétexte d'une rédaction à rendre, le collégien tente de forcer les souvenirs de son père. "Il n'a accepté que pour éviter que je sois puni." Mohamed explique alors qu'il était coursier du Front de libération nationale (FLN) dans Paris. Il raconte une course-poursuite avec les gendarmes sur les toits de Paris, à la fin des années 1950, un pli sous la chemise, dont il ignorait le contenu. Il échappera à ses poursuivants. Le garçon achète un cahier pour consigner les souvenirs de son père, ce héros, mais Mohamed mourra peu après cette confidence, laissant l'enfant avec ce simple fragment de vie.
Au moins, la quête identitaire semblait-elle sur ses rails. "Ces brefs échanges m'avaient donné un cap." Alors, pourquoi ce silence ? "J'y ai beaucoup pensé", avoue Saïd Mahrane. "Cela relevait de sa nature, pas très prolixe, d'une certaine pudeur. Son caractère le portait à ne jamais revendiquer, à ne jamais se plaindre. Il s'excusait toujours, même quand c'était l'autre qui lui marchait sur les pieds." Saïd Mahrane a aussi compris l'autre raison de ce mutisme. En refoulant cette période conflictuelle, sans doute voulait-il aussi protéger son fils, éviter à ce petit Français les déchirements et la haine de lui-même.
Son père était en effet reparti en Algérie en 1962 quand l'indépendance, pour laquelle il s'était battu, avait été proclamée. La captation de la révolution, l'aspect dictatorial que prenait le régime lui avaient déplu. Mohamed est revenu en France en 1965. Quand Saïd naîtra, treize ans plus tard, il l'élèvera dans "le respect de cette terre d'accueil, dans le respect de l'hôte. Il m'a toujours appris que le Français n'était pas l'ennemi. Malgré la torture, malgré Papon et la répression d'octobre 1961, il était exempt de haine".
Une décennie s'est écoulée avant que cette sagesse paternelle ne devienne évidente, comme un cadeau d'outre-tombe. C'était un soir de match de football, France-Algérie, en 2001. Saïd Mahrane est au Stade de France quand LaMarseillaise est sifflée par les spectateurs, Français issus de l'immigration algérienne. Il découvre une jeunesse en pleine confusion identitaire. Avec ses deux passeports dans la poche - le français et l'algérien qu'il a demandé à sa majorité -, le fils de Mohamed est estomaqué. "J'ai pris conscience du malaise, du manque de repères." Il saisit que l'on rejoue la guerre d'Algérie en un tragique contresens.
Saïd Mahrane décide donc de repartir sur les traces de son père, avec pour tout viatique les lignes incomplètes de son cahier d'antan. Il va tenter de retrouver ceux qui l'ont côtoyé au sein du FLN, à Paris et en Algérie, les tirant de "leur engourdissement mémoriel". Mais l'organisation très cloisonnée du mouvement ne lui permettra pas de remonter très loin le fil. Il décrira cependant ce voyage intime dans un livre, C'était en 58 ou en 59... (Calmann-Lévy, 2011).
Non-dit familial
Tandis qu'il menait cette enquête, Saïd Mahrane est devenu journaliste au Point. Il recueille aujourd'hui les confidences du personnel politique français, ce qui aurait sans doute empli son père de fierté. Le journaliste n'ignore rien de l'utilisation de l'histoire, des deux côtés de la Méditerranée, du dévoiement du drame algérien dans la fange clientéliste. "C'est la compétition mémorielle : regarde mes cicatrices. On en est encore là cinquante ans après. Le paradoxe, c'est que la confrontation devient de plus en plus dure", dit-il. Récemment, Saïd Mahrane a rencontré Florence Dosse, la fille d'un appelé du contingent, également confrontée au non-dit familial. Elle aussi en a tiré un livre, Les Héritiers du silence (Stock, 288 p., 20 euros), une quête de même nature, vue de la porte en face.
Les deux auteurs arrivent à une semblable conclusion : la réconciliation des mémoires, impérative en France plus encore qu'en Algérie, dans ce pays où vivent ensemble fils de pieds-noirs, de harkis, de moudjahidines et d'appelés, passe par la fin du manichéisme. "Il faudrait mettre du gris dans tout ça, estime Saïd Mahrane. Mais je suis assez pessimiste. Quand la génération de la guerre aura disparu, on sera dans l'interprétation, la seconde main, le fantasme." D'où l'urgence à recueillir les témoignages et à briser ce tabou.
Lu sur lemonde
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